« La Science de Doisneau », une exposition au Muséum en 1990
Alain Foucault, vous
avez été, en 1990, le commissaire d’une exposition consacrée à des
photographies de Robert Doisneau, prises pour la plupart au Muséum. Pouvez-vous
nous dire comment vous est venue cette idée ?
Je connais Robert Doisneau depuis
très longtemps, nous sommes de la même famille. Plus précisément, il était mon
oncle maternel. Dès mon plus jeune âge, j’ai donc eu de multiples occasions de
le rencontrer et d’avoir le plaisir de profiter de sa gentillesse et de son
humour particulièrement aiguisé. J’ai aussi souvent pu voir ses photographies
et, parfois, être le témoin de ses prises de vues (et à l’occasion leur sujet…).
Est-il nécessaire d’insister davantage sur les liens d’affection qui
m’unissaient à lui ?
Vous avez donc eu la chance de le voir à l’œuvre ?
Il lui arrivait en effet, de faire
appel à des membres de sa famille lorsqu’il avait besoin d’aide ou de modèles…
J’ai par exemple le souvenir d’une nuit complète passée à suivre (en voiture
conduite par mon père) l’épreuve d’un Strasbourg-Paris à la marche. Sur une
route déserte, des fantômes de marcheurs (ils devaient être à mi-chemin des
quelque
Si j’ajoute que mon père était aussi
photographe, dans un genre différent, on comprendra que ma jeunesse a bénéficié
d’un contexte où l’image tenait un rôle particulier.
Notons qu’il s’agit d’images en noir
et blanc car, à cette époque, la couleur était peu pratiquée pour diverses
raisons, parmi lesquelles le coût des émulsions et des développements, mais
aussi celui de l’impression en couleur qui n’a commencée à devenir abordable
que vers les années 1960.
Sur le plan artistique, il faut bien
souligner que la photographie en noir et blanc (c’est comme cela qu’on dit, alors
qu’il y a évidemment des gris !) et la photographie en couleur sont deux
arts différents, bien que l’on se serve du même appareil photo. Sans faire une
analyse détaillée, on voit qu’une photo en noir et blanc réclame ombres et
lumières : c’est ce qui fait le relief de la photo et permet de distinguer
les détails de l’image. Pour la photo en couleur, c’est tout le contraire,
puisque les couleurs ne se voient que si elles sont bien éclairées : il
faudra que la lumière principale vienne du dos de l’opérateur. Les deux types
de photographie expriment des réalités différentes. On n’excelle pas forcément dans
les deux…
Si, aujourd’hui, la couleur a
manifestement gagné la partie, la photo en noir et blanc conserve une place
irremplaçable. Elle suggère plus qu’elle explique, elle abstrait, elle poétise.
Elle est particulièrement en accord avec la poésie inséparable des
photographies de Doisneau.
Mais revenons à notre propos : comment les photographies du Muséum
sont-elles apparues ?
Bien évidemment, Doisneau savait que
je travaillais au Muséum. C’est pourquoi, un jour, il sortit de ses classeurs,
et me montra, des photographies « qui pouvaient m’intéresser ».
C’étaient des photos qu’il avait prises en 1942 et 1943, au Muséum et dans
plusieurs autres centres scientifiques français, sur la demande de Maximilien
Vox, typographe et illustrateur, pour l’ouvrage Nouveaux Destins de l’intelligence française. Il faut savoir que « Maximilien
Vox » était le pseudonyme de Samuel Monod, frère aîné de Théodore Monod,
le naturaliste bien connu, professeur au Muséum. Coïncidence ?
Ma surprise fut totale car
pratiquement aucune de ces photographies n’avait été publiée. Et je voyais
défiler devant mes yeux une galerie de personnages dont beaucoup m’étaient
connus et qui, parfois, avaient jalonné mon existence.
Dans ces images, la plupart prises au
Muséum, mais d’autres ailleurs, l’art de Doisneau de saisir des situations
cocasses ou touchantes se manifestait. Comment rester insensible au
météorologue barbu contemplant un anémomètre, qu’il a légendée « Un physicien
dans le vent ». Et quels magnifiques portraits que ceux de Louis de
Broglie devant son tableau noir, d’Irène et de Frédéric Joliot-Curie,
concentrés devant leurs appareils, de l’anthropologue Henri Vallois
mesurant un crâne, d’André Guillaumin, attentif, la loupe à la main devant des
pages d’herbiers... Et comment ne pas être attendri par les soins diligents
prodigués aux animaux : « L’auscultation d’un chimpanzé
fiévreux », « L’éléphant et son pédicure », « La girafe et
son coiffeur »… Et comment rester indifférent devant l’image de la jeune
scientifique du Musée de l’Homme tenant dans ses bras, comme un bébé, une momie
péruvienne, ou devant celle du botaniste du Muséum disparaissant presque
derrière un amoncellement d’herbiers. Et comment ne pas sourire devant le
« peintre en tenue de brousse» ou devant la dignité empesée du professeur
Charles Jacob, posant, baguette à la main, devant un immense tableau des temps
géologiques.
Face à de telles images, il me vint
immédiatement le désir de les faire voir au public. Pour cela, le cadre du
Muséum me paraissait idéal. Doisneau en fut immédiatement d’accord, et c’est
avec enthousiasme que je me mis en devoir de faire aboutir ce projet inattendu.
Les photos qui furent exposées ne datent pas toutes des années quarante,
certaines sont plus récentes. Comment cela se fait-il?
Doisneau n’est pas le photographe des
grandes occasions, même si, au cours de sa carrière, il a pu en illustrer.
C’est le témoin du bonheur quotidien de vivre. C’est un fin psychologue qui
perçoit l’intérêt des situations et des gens, et qui nous donne à voir ce qui
est propre à nous émouvoir. Avec le temps, ses photographies prennent de la
force, car elles s’adressent au cœur qui, lui, ne vieillit pas. D’où l’étrange
nostalgie qui nous envahit à contempler les plus anciennes, celles d’un temps
révolu que l’on n’a pas toujours su goûter.
En présence de ces images prises
presque un demi-siècle plus tôt, nous nous sommes demandé s’il était encore
possible de retrouver l’atmosphère d’autrefois et en quoi les choses pouvaient
avoir changé. J’hésitais, on le comprend, à demander à Doisneau de revenir
faire des prises de vue, et cela bénévolement car le Muséum n’était pas riche.
Mais le photographe avait conservé toute sa curiosité, et il était ravi de
pouvoir visiter les laboratoires d’alors et d’y rencontrer ses habitants.
Comment ces projets furent-ils pratiquement réalisés ?
Dans un premier temps, cette
réalisation demandait l’accord de l’établissement : de son conseil
scientifique d’abord, de son conseil d’administration ensuite et, bien entendu,
de son directeur. Cette petite course d’obstacles fut menée à bien, et c’est le
3 janvier 1990 que le professeur Philippe Taquet, directeur du Muséum, écrivit
à Doisneau une lettre lui demandant officiellement de présenter ses œuvres au
public et lui proposant d’effectuer une nouvelle visite des laboratoires et des
collections du Muséum.
Cette visite, faite grâce au concours
de Mme Geneviève Boulinier, alors chargée des relations avec la presse, lui a
donc permis de faire une vaste tournée des espaces du Muséum. La plupart de ces
lieux sont presque inconnus du public, qui ne voit que la partie émergée de
l’établissement. Certains avaient disparu, comme le musée du Duc d’Orléans.
D’autres avaient à peine changé depuis cinquante ans, comme l’Herbier national
qui, dans les mêmes meubles métalliques, renfermait encore ses millions de
spécimens, ou la galerie d’Anatomie comparée où les mêmes hordes de squelettes
attendaient toujours le visiteur et le regard émerveillé des enfants. D’autres,
au contraire, avaient suivi le cours du temps : dans la pénombre, un
géologue maniait un pinceau d’électron ; dans une pièce violemment
éclairée, des chercheurs se penchaient sur des tubes à essai et des
ordinateurs.
Mais on retrouvait des thèmes pérennes :
la cocasserie d’un gorille naturalisé surgissant du sous-sol directement dans
le Jardin des Plantes, l’œil attendri des vétérinaires contemplant le bébé cerf
d’Eld nourri au biberon. Et si on ne trouvait plus de
peintres Tartarin à la ménagerie, on pouvait voir de jeunes artistes assis à
même le sol dessiner les squelettes fossiles de la galerie de Paléontologie.
Bien avant que la décision
administrative fut prise de réaliser cette exposition, il avait fallu en
prévoir les modalités. Un lieu pour la tenir était tout trouvé : une
grande salle existait au rez-de-chaussée de la Bibliothèque centrale construite
en 1963 sur le plan de l’architecte Henri Delaage. Son
directeur, Yves Laissus, nous assura qu’elle pourrait
accueillir l’exposition. Dès le mois d’octobre 1989, un budget à la portée de
l’établissement, peu argenté, fut établi grâce au désintéressement du
photographe.
L’équipe de muséologie fut mise à
contribution. Dirigée par René Boutonnet, ses membres
se comptaient alors sur les doigts d’une seule main. La responsabilité de la
muséologie fut confiée à Michel Serrano qui, entre autres, réalisa un éclairage
particulièrement adapté à la mise en valeur des tirages photographiques au
format 26x30 cm. Compte tenu des dimensions de la salle, 46 tirages furent
choisis, en accord avec leur auteur. Un document commentant les photos exposées
fut rédigé à l’attention des visiteurs.
Un des traits du caractère de
Doisneau nous facilita grandement la tâche. Ses qualités artistiques ne l’empêchaient
pas d’être très rigoureux dans son travail : non seulement tous ses
négatifs étaient numérotés et soigneusement rangés, mais il avait noté, sur des
carnets, les détails des prises de vue, les lieux et les personnes.
La constitution d’un catalogue fut
l’objet de discussions. Plutôt qu’un vrai catalogue reprenant une à une les
photos exposées, il nous apparut convenable de constituer un ouvrage un peu
différent, ayant le même titre que l’exposition, « La Science de
Doisneau », dont une partie du tirage serait réservée pour l’exposition et
l’autre vendue en librairie. L’éditeur Lionel Hoëbecke
se chargea de la réalisation de ce livre comportant 53 images, à l’impression
particulièrement soignée, sur une maquette de Massin.
Théodore Monod accepta de le préfacer (singulier retour au passé puisque, nous
l’avons dit, il était le frère de Maximilien Vox, instigateur du reportage de 1942-1943).
Je fus chargé des commentaires.
L’exposition fut inaugurée le 26 mars
1990 par Jack Lang, ministre de la Culture et de la Communication, des Grands
travaux et du Bicentenaire.
Que sont devenus les tirages exposés en 1990 ?
Après la fermeture de l’exposition,
le 25 juin, les tirages furent utilisés pour assurer l’itinérance de
l’exposition sous la conduite des éditions Flammarion. Il était convenu qu’à la
fin de cette itinérance, ces tirages seraient retournés à l’agence photographique
Rapho qui gérait les œuvres de Doisneau.
Bien après le décès de celui-ci,
survenu en 1994, j’appris que pour une raison inconnue, ces tirages avaient été
retournés à la Bibliothèque centrale du Muséum. Il m’apparut, qu’après tout, ce
pourrait bien être là leur place légitime. Je pris donc contact avec les filles
du photographe, Annette Doisneau et Francine Deroudille, pour leur exprimer le
souhait que ces tirages soient donnés au Muséum. Le 5 mars 2001, je
communiquais leur réponse heureusement positive à l’administrateur provisoire du
Muséum, M. Jean-Claude Moréno. Les aléas administratifs
que traversaient alors l’établissement différèrent jusqu’en 2007 la signature
d’une convention pour le don au Muséum de 40 tirages noir et blanc de format
26x30 cm.
Avec le recul quel est votre sentiment concernant cette exposition ?
A comparer les images prises par
Robert Doisneau à presque cinquante ans d’intervalle, on y trouve une réelle
homogénéité. Bien entendu, l’usage du noir et blanc les classe dans la même
catégorie et en gomme quelque peu les différences. Mais on y retrouve la même
ingénuité, la même curiosité qui se manifeste dans cette quête de détails mettant
en évidence les personnalités caractéristiques des individus. Ces qualités
pouvaient compter sur une remarquable vivacité de l’artiste, prompt à saisir
l’instant favorable, vivacité qui apparaissait dans la façon qu’il avait de
manipuler ses appareils de ses mains fines et habiles. Elles pouvaient compter
aussi sur une maîtrise de la mise en page qui donne un impact particulier à ses
images. Interrogé là-dessus, il s’en est souvent tiré par une pirouette disant
que la composition de ses images s’inspirait des lettres majuscules de
l’alphabet. En fait, si on les regarde avec attention, on y voit vite combien
il use des diagonales, de points considérés comme importants (aux intersections
des lignes coupant l’image aux tiers, par exemple), de la profondeur de champ
de l’objectif, qui détermine ce qui sera net et ce qui sera flou, etc. Tout
cela étant évidemment fait sans calcul apparent.
Les photographies du monde scientifique
de Doisneau ne concernent qu’une petite partie de son œuvre, que le public connaît
surtout par celles prises dans des milieux populaires. Il y a là des
témoignages de valeur inestimable d’autant plus que beaucoup de ces
photographies ne pourraient plus être prises aujourd’hui : les lois sur la
protection du droit des personnes sur leur image l’interdisent absolument, et
l’art de Doisneau, et des artistes qui, comme lui, s’intéressaient à la vie des
gens est, en ce sens, devenu impraticable.
À moins que les lois ne changent, il
faudra donc s’y résigner et considérer que le temps de ce type de photographies
est révolu et que faire cette exposition du vivant de Robert Doisneau a été un
cadeau inespéré et un vrai bonheur.
Alain Foucault, 5 juillet 2015
(texte de
Foucault, A. (2015). La science de Doisneau : une exposition au Muséum en 1990.
In Alice Lemaire, Alain Foucault et al., Robert Doisneau, un photographe au Muséum,
p.18-25, Flammarion éd.)